Le Voile Noir, ou quel avenir pour vos photographies ? Sébastien PELLETIER-PACHOLSKI
Il y a environ six mois, alors que je chinais chez mon binôme d’écriture, qui possède une librairie de livres anciens et d’occasion, je trouvais dans une pile de livres dédiés à la photographie un ouvrage qui attirait aussitôt mon attention : sur la couverture, la photographie d’un Homme, avec un appareil photo télémétrique dans la main, assis dans un manège, avec une fille derrière lui ; les deux avec un large sourire, et un flou de mouvement qui figure que le manège est en marche. Ce livre, « Le voile noir », a pour auteur Anny Duperey. Edité par « Le grand livre du mois », ce n’est pas a priori un livre vers lequel je me dirige naturellement. Pourtant, quand je feuillette quelques pages, je découvre des photographies en noir et blanc de très bonne facture, photos qui accompagnent un texte qui semble assez personnel. Les photographies sont annoncées comme étant de Lucien Legras, nom qui ne me rappelle pas quelqu’un de connu (mais ma culture photographique n’est pas encyclopédique).
Je décidais donc d’acheter ce livre (pour une bouchée de pain, les livres d’occasion sont bon marché,!), et je le déposais dans ma bibliothèque.
J’ai beaucoup de livres que je n’ai pas lus, je suis atteint de ce qu’on appelle au Japon le tsundoku, ou bibliomanie. Umberto Eco définissait cette pratique ainsi : « Nous avons tous chez nous des dizaines, ou des centaines, voire des milliers (si notre bibliothèque est imposante) de livres que nous n’avons pas lus ».
ces livres non lus à l’instant ne sont pas condamnés à le rester, ajoutait-il. Ils sont bien plutôt des lectures à venir – et pas seulement la manifestation d’un goût ostentatoire pour l’objet livre. « Un jour ou l’autre, nous finissons par prendre ces livres en main » et vous « réaliser[ez] que nous les connaissons déjà » !
Il y a quelques jours, donc, je reprenais cet ouvrage et décidais de le feuilleter, d’en regarder les photographies.
Plusieurs propos ou images ont nourri ma pensée : l’auteure se livre à une introspection, à travers les photographies prises par son père, Lucien Legras, avant sa mort et celle de son épouse Ginette dans des conditions dramatiques à 30 ans. Anny Duperey avait alors 9 ans, et sa sœur 5 mois à peine.
… «J’ai le sentiment que ma vie a commencé le jour de leur mort – il ne me reste rien d’avant, d’eux, que ces images en noir et blanc.» écrit-elle dans cet ouvrage. Des photos vernaculaires, d’autres plus artistiques, et le souvenir qui se construit autour de ces clichés méthodiquement archivés et conservés longtemps dans l’ombre, comme enterrés avec leur auteur.
Je vous invite à trouver ce livre, qui n’a pour but ici que d’ouvrir la réflexion sur un sujet qui doit interpeller tout photographe : que faire de mon travail photographique pour qu’il me survive ?
Je vais donc aborder ci-après deux aspects de cette énigme, qui m’obsède depuis que j’ai repris mon activité de photographe de rue.
Tout d’abord, il est impératif de tenter de répondre à cette question : Pourquoi (ou pour qui) fait-on de la photographie ?
Ensuite, s’interroger sur la nature des photos que nous prenons, leur sujet, ce qu’elles racontent de nous ou ce que nous voulons dire à travers elles.
Enfin, réfléchir à ce qu’il restera, lorsque nous mourrons (ce qui arrivera incontestablement un jour) de notre production photographique, et ce qu’en feront nos descendants.
Pourquoi (ou pour qui) fait-on de la photographie ?
Je vais partir ici de mon expérience : à la mort de ma grand mère, à l’âge de 100 ans, nous avions à nous répartir les souvenirs de famille, bibelots, meubles, qui racontaient l’histoire de mes grands-parents. Mon intérêt pour la photographie m’a naturellement amené à prendre en compte le travail photographique de mon grand-père, qui, comme le père d’Anny Duperey, rangeait méthodiquement, par année, par lieu, toutes les diapositives et photographies qu’il avait fait durant toute sa vie. Après avoir été Sapeur Pompier, il avait travaillé durant plus de 20 ans à la sécurité de l’usine Kodak de Chalon sur Saône. Il y avait donc des milliers de diapositives, et de photographies, à regarder, à scanner, à partager avec la famille. Je retire de cette expérience que si mon grand-père était un photographe quelconque, il nous avait néanmoins laissé une matière vivante de l’histoire de la famille, des nombreux voyages qu’il avait fait avec ma grand mère, et ses ambitions de photographe n’avaient manifestement pas dépassé ce vœu d’immortaliser des souvenirs, à regarder plus tard, et à transmettre à ses descendants.
Roland BARTHES, dans « La Chambre claire », parle de la photographie comme étant intrinsèquement liée à la mort, car elle immobilise le vivant, le fige dans une éternité paradoxale où le sujet photographié est à la fois vivant et définitivement perdu dans le temps.
C’est en quelque sorte le sentiment que j’ai ressenti en redécouvrant les photographies sur lesquelles souriait ma mère, décédée lorsque j’avais 13 ans, ou même la maison où j’ai grandi, le vélo qu’on m’avait offert, où la voiture avec laquelle on partait en vacances.
© René Pacholski
Nous avons tous ces photographies dans des boites de biscuits, que l’on ressort comme nos parents sortaient les camemberts de diapositives que l’on projetait lors d’interminables séances de projection !
Pour ma part, si j’ai eu la chance de pouvoir faire de la photographie depuis mon enfance, j’ai très peu d’archives de cette période de ma vie, la plupart des photographies que nous développions n’a pas été préservée, et a disparu avec le temps.
Ensuite, comme beaucoup, j’ai consacré l’essentiel de mon temps à photographier ma famille, mes enfants, dans une démarche unique de conserver une trace de leur enfance, et de garder un souvenir du temps qui passe.
Néanmoins, les enfants sont devenus adultes, et j’ai dû réfléchir à ce que j’avais à raconter de mon expérience, de ma vie, à ce que je voulais exprimer à travers une démarche artistique orientée sur l’image plutôt que sur un autre médium.
Après avoir expérimenté plusieurs techniques, et avoir cherché des sujets d’intérêt, je me suis orienté vers la photographie de rue, pour ce qu’elle me permettait de narrer à travers une image.
A travers mon expérience, et qui je pense est partagée par nombre d’entre nous, il est incontestable que la démarche photographique est plurielle, entre photo de famille, et travail plus artistique (même si ces deux aspects peuvent se rejoindre), et que le but des clichés réalisés n’est pas toujours équivalent. En revanche, ce qui est commun à toutes les photographies que vous réalisez, c’est qu’elles vous ressemblent. J’ai souvent l’habitude de dire, au sujet de mes photographies, que « le droit à l’image n’est que rarement un problème pour moi. Lorsque je photographie une personne dans la rue, je me photographie moi-même. »
Tatjana Soli, romancière américaine, déclarait : « Les photographies ne pourraient pas être accessoires à une histoire ? C’est évident… elles doivent contenir l’histoire dans le cadre ; les meilleures photos contiennent toute une guerre dans un seul cadre. »
Lee Miller – Autoportrait
C’est une des raisons pour lesquelles nous faisons, nous, photographes de rue, des photographies : raconter des histoires.
Partager une vision artistique du monde, c’est souvent la motivation qui nous guide. La photographie est un mode d’expression artistique, en plus d’être un outil de fixation d’une image sur un support, et à ce titre elle est là pour susciter des émotions, provoquer des réactions face aux injustices du monde, témoigner visuellement de notre époque… Et s’engager dans un dialogue continue avec le Monde, chercher du sens à ce que l’on voit, tout en laissant une trace de notre passage. Chaque photo prise est un geste de reconnaissance du monde et de soi-même.
La notion de partage, sous-jacente lorsque l’on parle d’art en général, pourrait être une réponse à la première question qui nous est posée : mais partager avec qui ?
Regardons l’exemple de Vivian Maier, qui a passé sa vie à rester invisible, à photographier son environnement avec beaucoup de talent, mais sans jamais montrer son travail. Comment peut-on qualifier sa démarche photographique . Quête intérieure ? Trouble obsessionnel ? Il est difficile de comprendre ses motivations, et en même temps elle laisse à l’humanité une mine d’or, 120000 clichés, qu’il faudra plusieurs décennies à étudier.
Elle est entrée à la postérité, après sa mort, comme Van Gogh, comme Flaubert, comme tant d’autres… Et tant et plus qui disparaîtront avec leurs œuvres !
©Vivian Maier
Diffuser ses photographies, faire connaître son travail… de son vivant !
La photographie est un outil de communication et de connexion humaine.
Dès la réflexion, avant même la prise de vue, le photographe engage un processus intellectuel qui va l’amener à figer un instant qui par définition ne se reproduira pas.
Il devra pour cela faire appel à un certain nombre de sentiments, d’émotions, de réflexions, qui l’amèneront au résultat attendu : une image « intéressante ».
Que ce soit pour un travail purement artistique, ou dans une recherche plus sociétale, la photographie devra trouver son public, susciter l’attention, l’intérêt, être diffusée.
Comme le disait Ansel Adams, « il y a deux personnes dans chaque photographie : le photographe et le spectateur ».
Nous avons la chance, au XXIème siècle, d’être inondés de vecteurs de diffusion pour notre travail photographique.
Pour reprendre l’exemple de mon grand-père, son travail avait peu de chance de dépasser le cercle familial et les amis proches, dès lorsqu’il n’organisait pas d’expositions, n’écrivait pas de livres, et rangeait méticuleusement ses diapositives dans des boîtes stockées dans le tiroir du petit meuble du débarras, que je visualise encore comme s’il était devant moi !
Les photographes humanistes du XXème siècle, qui bien souvent répondaient à des commandes, ont pu bénéficier d’une visibilité importante par la publication dans la presse de leurs clichés, ce qui a éveillé un public à leur travail.
Deux générations plus tard, nos photos sont instantanément sur les réseaux sociaux, notre travail s’expose facilement et à des coûts modiques, et faire un livre photo est à la portée d’un enfant de 10 ans un peu geek !
Nous avons du coup des difficultés, devant tant d’images, à « sortir du lot », à avoir une chance de rencontrer un public, de faire vivre notre travail photographique. De surcroît les réseaux sociaux nous poussent inconsciemment à faire un travail similaire qui suit des tendances très marquées, et peut paraître répétitif, même s’il n’en est pas moins intéressant.
La diffusion des photographies doit donc être aussi importante pour vous que leur création, voire plus. Tout projet photographique doit vous amener à réfléchir sur son but : Simple plaisir ? Travail d’étude ? Exposition ? Ouvrage d’art ? Archive ? …
Sans prendre en compte cet aspect de la production photographique, vous aurez l’air d’un canard sans tête, qui court dans toutes les directions sans savoir où il va.
Bien sûr nous pouvons toujours travailler sur le temps long, et d’ailleurs le retour à l’argentique démontre s’il en était besoin que nous avons besoin de ralentir le rythme, sous peine d’épuisement.
Néanmoins, savoir pourquoi nous faisons ces photographies, et comment nous souhaitons les partager, fera de nous de meilleurs photographes, parce que nous penserons, en plus de notre propre plaisir, à ceux qui vont regarder notre travail : notre public.
Qu’il soit familial (Tata Josette adore ce que je fait!), ou de connaisseur, il est indéniable que la critique (positive, qui fait grandir, pas la critique négative des méchants frustrés qui est prompte à détruire) aide à progresser et flatte notre ego, ce qui n’est pas négligeable lorsqu’on met beaucoup de nous dans un travail artistique.
Montrer son travail, c’est aussi permettre à son public de le manipuler, de le toucher, de le regarder avec ses sens. Et parfois, et ce n’est pas négligeable vu le prix de nos outils de travail, de le vendre !
Si vous regardez cette photographie de Andreas Gursky sur votre téléphone, nul doute qu’elle n’aura pas sur vous l’effet recherché par le photographe, qui fait en général des impression de plusieurs mètres de large pour que son œuvre prenne tout son sens !
©Andreas Gursky
Imprimez vos images, diffusez des diaporamas, éditez des livres, la facilité nous est donnée à notre époque de partager notre travail en toute liberté.
Qu’en restera-t-il après notre mort ?
Chacun a ses obsessions, la mienne est très spéciale ! Et c’est une réflexion que je me suis faite très tôt au sujet de mon travail de photographe de rue.
Un jour où j’étais au centre Beaubourg, pour regarder une exposition magnifique sur le travail de Henri Cartier-Bresson, je m’était interrogé sur le point suivant : combien une personne lambda est capable de citer d’oeuvres de ce photographe ? De Depardon ? De Doisneau ? Qui pourtant sont des maîtres du genre ?
Et qui est capable de repérer en regardant une photographie un style, un auteur, un courant ?
J’ai aussi connu des photographes, dont le travail était exceptionnel, tant par la qualité de leurs image, que des sujets qu’ils traitaient, mais qui négligeaient leur editing, le stockage de leurs chefs-d’œuvre, ou encore n’avait aucune appétence pour l’exposition.
Enfin, imaginez que John Maloof, ne trouvant pas d’intérêt à l’achat qu’il venait de faire de milliers de photographies pour son projet de livre sur le quartier de Portage Park à Chicago, jette aux ordures l’ensemble du travail de Vivian Maier ?
La photographie a cette particularité, par rapport à d’autres arts picturaux, qu’elle est reproductible, et qu’elle peut être faite dans un temps court. Il est donc facile de multiplier les prises de vue, de stocker, de garder pour soi un nombre incalculable de photos, voire de bonnes photos, et de se laisser déborder par son propre travail.
Cette masse de données, était plus simple à conserver et à transmettre lorsqu’elle était constituée de données physiques – pellicules, photographies papier, diapositives, planches contact… – alors que dorénavant l’ensemble de votre travail est stocké dans des disques durs ou sur un cloud numérique.
Que vont devenir ces données lorsque vous ne serez plus en mesure de les partager ? Cette réflexion doit faire partie de votre démarche photographique, en vous posant les questions suivantes :
Est ce que ma photographie mérite d’être montrée ?
Est ce que ma photographie mérite d’être publiée ?
Est ce que ma photographie fait partie d’une série ?
Est ce que ma photographie a vocation a être imprimée ?
Est ce que ma photographie reflète mon travail ?
©Pelseb Nouvelle Calédonie – 2024
Si la réponse à une de ces questions est « oui », alors vous devez faire en sorte que votre photographie figure dans un format ou sur un support qui puisse être retrouvé facilement et exploitée durablement.
Personnellement, ma technique est la suivante : je copie l’intégralité de mes photos « développées » sur deux disques durs, l’un servant de disque de travail, le second de disque de stockage. L’ensemble de ces photos est également stocké sur un cloud (Flickr pour ce qui me concerne, mais d’autres possibilités existent comme 500px, amazone photo, behance…). Et surtout j’imprime les photos qui me paraissent mériter l’attention.
J’insiste sur ce point, l’acte d’imprimer sa photo sur un beau papier, d’y placer une marie-louise, l’encadrer, permet de clore le processus de l’acte photographique. Votre photographie devient un objet, et pourra trouver sa place sur un mur. Vous la verrez sous un autre angle, avec un regard plus détaché, et pourrez l’analyser autrement que sur un écran froid et impersonnel.
La diffusion de livres photos est aussi un bon moyen de préserver son travail tout en le partageant avec autrui. C’est surtout l’opportunité de classer son travail, de raisonner autrement : en diptyque, en série, en thèmes… et de partager sa vision photographiée du monde qui nous entoure. Chacun ayant son propre regard, c’est par cette méthode que l’on peut montrer son originalité, son message, son humanité.
Le livre d’Anny Duperey a ceci d’intéressant, qu’elle nous livre les photographies réalisées par son père, qu’elle a finalement assez peu connu. Elle en retient des souvenirs familiaux, bien sûr, mais pas seulement. Comme elle l’écrit, « [elle] voudrait simplement regarder ces photos, écouter ce qu’elle [lui] disent, si toutefois elles peuvent [lui] parler. [Elle] n’en sait rien ». Puis elle raconte ses souvenirs, chaque image lui éveillant un moment de sa vie.
Garder une trace de son travail, l’offrir à un musée, le transmettre à ses descendants,… Quelque soit le moyen que vous envisagez, il est essentiel de lever « le voile noir » qui recouvrira un jour votre œuvre artistique.
Strasbourg, le 25 octobre 2024
