Jonathan Camélique : Old Dominion Backroads

Il y a des voyages que l’on entreprend sans savoir qu’ils marqueront durablement notre regard. Pour Jonathan, membre de Street Photography France, la Virginie en fait partie. Ce territoire du sud-est des États-Unis, traversé par des routes sinueuses et bordé de champs de coton, est devenu au fil des ans le décor d’un récit photographique inattendu.
Entre 2018 et 2025, six séjours et des centaines d’images plus tard, un projet s’est peu à peu imposé : raconter une Amérique loin des clichés, une Amérique silencieuse et habitée, ancrée dans ses traditions.

Dans Old Dominion Backroads, Jonathan explore les paysages ruraux et semi-urbains de Virginie comme on feuillette un carnet de route : sans chercher le spectaculaire, mais en laissant émerger la poésie du quotidien. Sa démarche de street photography se déploie ici à contre-courant des grandes métropoles et des foules pressées. Elle s’attarde sur une chaise vide, une vitrine fermée, une lumière rasante… autant de fragments qui, assemblés, composent une narration sensible, presque intuitive.

Ce travail au long cours trouve aujourd’hui sa forme aboutie dans un premier livre photo, publié avec les éditions Corridor Éléphant. Un projet né presque par hasard, devenu une véritable quête visuelle.

C’est en 2018, sans vraiment le chercher, que j’ai mis les pieds pour la première fois en Virginie. Je ne savais pas encore, mais ce voyage allait être le point de départ d’un projet qui me suivrait pendant plus de sept ans.

La Virginie, je l’ai parcourue six fois, prenant toujours le temps d’explorer, de rencontrer et de m’en imprégner. En tout, j’y ai passé un peu plus de deux mois, répartis sur sept ans. Mais ce n’est qu’en 2025, lors de mon dernier séjour, que les choses ont pris une tournure plus concrète. En fouillant dans mes archives sur place, pour me remémorer les lieux que je redécouvrais une seconde fois, je me suis rendu compte qu’une sorte de narration reliait toutes mes images entre elles. Ce qui n’était au départ qu’un ensemble de photos prises à l’instinct, devenait peu à peu un récit cohérent. C’est là, assis sur le porche d’une vielle maison, à deux pas de la vallée de Shenandoah, que je décidai de consacrer les dernières semaines qu’il me restait sur place à peaufiner cette narration et à photographier plus intentionnellement ce qu’il manquait pour lier définitivement toutes mes photos entre elles, achevant ainsi cette histoire que je n’avais pas prévue, mais qui visiblement voulait exister.

La Virginie, c’est une terre profondément rurale, encore empreinte de son passé. Dès qu’on s’éloigne des quelques grandes villes, qui ne sont en vérité pas si grandes, on se retrouve happé par la campagne. Les routes s’étirent le long des champs de coton, de tabac ou de cacahuètes. On y croise des fermiers en bleu de travail, des silhouettes dignes de vieux films américains et une faune foisonnante. Là-bas, tout semble ralentir. Il y a une forme de paix, de douceur presque tangible. Les paysages s’ouvrent sur des kilomètres qui défilent lentement et les rencontres se font simples. Dans les diners, on vous appelle « Honey », on vous demande d’où vous venez, et on vous écoute parler du vieux continent.

J’ai eu la chance d’y nouer de belles amitiés. Grâce à elles, j’ai découvert des lieux absents des guides touristiques que seuls les locaux connaissent. Puis, j’ai continué seul, explorant aussi ces endroits qu’on m’avait déconseillés, jugés trop banals ou trop semblables à toutes les autres villes d’Amérique. Et c’est vrai qu’il y’a cette répétition constante des mêmes zones périurbaines, avec les mêmes enseignes, les mêmes stations-services, les mêmes fast-foods, les mêmes Walmart. Par endroits, les villes donnent l’impression d’avoir surgi du sol il y a à peine un siècle, toutes bâties sur le même modèle. Mais cela aussi fait partie de l’expérience. Ce contraste renforce la valeur des lieux plus singuliers. Il nous fait percevoir ces zones authentiques non pas comme des exceptions, mais comme des vestiges vivants, des images figées d’un monde qui désormais n’existe plus que dans les livres.

En tant qu’Européen, j’avais comme beaucoup une image assez critique des États-Unis avant d’y aller. Entre le consumérisme à outrance, le capitalisme débridé, l’individualisme… Bien sûr, tout cela existe et parfois de manière assez violente, mais ce que j’ai découvert en Virginie m’a obligé à nuancer mon regard. J’y ai vu autre chose. Une Amérique discrète, humaine, ancrée dans ses traditions avec un sens de l’hospitalité sincère. C’est cette atmosphère que j’ai cherché à photographier, pour ne pas l’oublier d’abord, puis finalement pour la partager telle que je l’ai vécue.

Photographier, ce n’est pas seulement figer un instant ou composer une belle image. C’est avant tout une manière de voir. En parcourant la Virginie, appareil à la main, j’ai compris que la photographie pouvait être une forme d’écoute, une façon de se rendre disponible au monde. Marcher dans une ville ou au bord d’une route, c’est déjà se mettre en état d’alerte. La photo de rue, même dans un décor rural ou semi-urbain, ne consiste pas uniquement à capturer des scènes humaines, elle cherche à saisir l’interaction subtile entre un lieu et ce qui s’y joue. Parfois, ce sont les absences qui parlent le plus fort comme une chaise vide sur un porche, une vitrine fermée, une ombre sur un mur. Photographier, dans ce contexte, devient presque instinctif, une réponse à une sensation ou une tension dans l’espace.

Cette démarche, je l’ai longtemps abordée sans vraiment y réfléchir, puis elle s’est imposée comme une évidence. Il ne s’agissait plus de collectionner des images, mais de comprendre ce qui m’attirait vers certaines scènes et pas d’autres. Pourquoi cette rue, à cet instant ? Pourquoi ce détail anodin, ce coin d’ombre, ce regard ? La photographie, surtout dans sa forme la plus libre, est une tentative de faire émerger du sens là où d’apparence il n’y en a pas. Elle nous oblige à ralentir, à prêter attention au détails que l’on oubli tant ils deviennent anodins, à nous décaler juste assez pour voir autrement. C’est cette posture que j’ai retrouvé dans les paysages de Virginie et qui m’a naturellement conduit à une écriture visuelle plus épurée, moins “in your face”.

Ainsi, ce langage visuel prend tout son sens. Le territoire offre une matière brute, silencieuse, profondément expressive. Une grange effondrée au bord d’un champ, un bout de route oublié, une silhouette traversant les ombres rasantes d’un coucher de soleil urbain. Ce sont autant de fragments d’un récit diffus. Ces scènes ne cherchent pas à séduire, mais existent simplement avec intensité et de manière générale, ce travail ne cherche pas non plus l’intemporalité. L’enjeu est plus que de figer des images hors du temps, mais plutôt de capter ce qui lie un lieu à ceux qui le traversent ou le façonnent. Même en l’absence de figure humaine, l’humain est toujours là, et ses traces en disent souvent plus que sa présence.

Aujourd’hui, ce travail voit enfin le jour sous la forme de mon premier livre photo. C’est l’aboutissement de sept années de travail, un projet commencé presque par hasard, devenu au fil du temps une nécessité intérieure Pour faire exister ce projet, j’ai choisi de travailler avec les éditions Corridor Éléphant qui publie des livres d’artistes, en tirages limités. C’est une maison qui place la photographie d’auteur au cœur de son travail, et je suis heureux que ce premier livre voie le jour à leurs côtés.

La publication du livre se fait donc sous la forme d’un crowdfunding, qui se lance mi-novembre directement sur le site de Corridor Éléphant pendant un mois. C’est l’occasion pour les lecteurs, les amateurs de photographie ou les curieux de soutenir le projet, de le précommander, et de recevoir le livre en avant-première.

J’ai choisi ce mode de publication car il me semble être le plus cohérent avec la démarche de ce travail. Je ne voulais pas produire à l’aveugle, ni transformer ce livre en simple objet à « vendre ». Le financement participatif, est aussi une manière de créer un lien direct et personnel avec ceux qui soutiennent cette aventure. Un échange, plutôt qu’une transaction.

Je tiens également à remercier Street Photography France pour leur soutien et leur travail au quotidien à mettre en lumière la street photographie en France.

 

Jonathan Camélique

Membre de Street Photography France

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